Besoins et limites

Sur mon chemin de parent, le sujet des besoins et son lien avec celui des limites est un voyage au long cours, fait de nombreuses étapes et de prises de conscience successives.
Pendant longtemps, j’ai eu une notion assez floue et inexacte de ce qu’est réellement un besoin. De par mon éducation, j’avais intégré que ce dont j’avais besoin n’était pas à écouter, qu’il fallait être raisonnable et prendre sur soi, que mes besoins n’étaient pas prioritaires, ni légitimes, qu’ils étaient même envahissants pour les autres, qu’ils étaient des « caprices » qui montraient ma volonté de prendre le pouvoir, que les messages que m’envoyait mon corps étaient à court-circuiter, à ne surtout pas prendre en compte… Presque comme si c’était dangereux de les écouter. J’ai donc appris à faire taire ces messages, et aussi que l’on savait pour moi ce qui était bon pour moi, y compris à quel moment de la journée je pouvais aller aux toilettes, manger, dormir, me reposer, bouger, rire… « Ce n’est plus l’heure de rire / de jouer, c’est l’heure d’être calme / de travailler… », « Passe aux toilettes avant de partir / d’aller dormir. » Devenue adulte, je ne savais plus sentir et écouter mes limites dans de nombreuses circonstances.
Quand mon premier bébé est né, je savais qu’il avait des besoins et que c’était à moi d’y répondre. Pourtant, je me souviens qu’il était difficile pour moi de ne pas vivre ses demandes comme des exigences, des caprices, des tentatives de manipulation et de prise de pouvoir sur moi. Plus il grandissait et plus cela devenait insupportable. Je lui en voulais de ne pas plier, de ne pas rentrer dans le moule et se conformer, comme moi je l’avais fait enfant. Tout ce qui se jouait en moi était alors d’une extrême violence. L’enfant que j’avais été était en compétition avec mon enfant, dans un conflit de besoins, et cette fois-ci, je voulais gagner. Je voulais poser des limites aux besoins de mon enfant.

Ce que j’ai appris et surtout vécu, expérimenté et senti dans mon corps dans différents contextes par la suite (thérapie, formations, stages) m’a permis de conscientiser qu’un besoin n’est pas négociable. Nous sommes des êtres de besoins qui partageons tous les mêmes besoins, qui que nous soyons, où que nous vivions, quel que soit notre âge, notre sexe, notre culture, notre classe sociale… Ces besoins sont des forces motrices au service de notre plein épanouissement, ils sont la manifestation de la vie à travers nous.
Quand nos besoins ne sont pas comblés, nous, les êtres humains (et notamment les enfants), fonctionnons « mal ». Par cela, je veux dire que nous ne pouvons atteindre le point d’équilibre où nous sommes naturellement joyeux, coopératifs et aimants. Cela est rendu impossible. (Et comble du comble, si je puis me permettre, nous attendons de notre enfant qu’il coopère – ou qu’il obtempère ? – alors que notre refus de prendre en compte ses besoins et d’y répondre à ce moment-là rend impossible la coopération ! Répondre aux besoins n’est pas une récompense mais un pré-requis absolument nécessaire à toute coopération.) 

Les enfants vont donc, selon leur âge, s’exprimer d’une manière qui semblera incorrecte aux adultes, par des comportements qui seront qualifiés d’inappropriés (crises de rage, comportements désordonnés ou agressifs).

Le fait que des besoins se manifestent et s’expriment chez un individu (enfant ou adulte) et ne soient pas satisfaits crée des tensions qui ne lui permettent pas d’atteindre son point d’équilibre et donc de se connecter à lui-même et aux autres. Je trouve que l’exemple suivant est assez parlant quant au niveau de tension qu’un besoin non comblé peut engendrer à l’intérieur de nous : Imaginez… Vous êtes sur l’autoroute, vous avez très envie de faire pipi et la prochaine aire est à 60 km ! Vous n’allez plus être disponible pour qui que ce soit, vous ne supporterez plus une quelconque demande, vous ne serez plus capable d’avoir une conversation, la musique qui sort du poste de radio vous sera insupportable, et que dire de cette voiture qui n’en finit pas de doubler et vous bloque pour doubler vous-même le camion devant vous… Ajoutez les enfants qui s’agitent et se disputent sur la banquette arrière. Vous avez là un cocktail détonnant, non ?! Il devient en tout cas assez périlleux de ne pas succomber à l’agressivité… Je pense à cette maman, qui, tous les midis des jours d’école, hurlait sur ses enfants dont elle considérait que le comportement était insupportable et qui, suite à un atelier sur ce thème des besoins a réalisé qu’elle était sous tension car elle avait besoin de faire pipi et qu’elle jugeait que ce n’était pas prioritaire à ce moment-là, alors qu’elle était prise par le temps. Dès le lendemain, elle a décidé qu’avant toute chose, elle irait aux toilettes le midi… L’ambiance de ces pauses méridiennes en a été transformée !

Parmi ces besoins universels, il y a les besoins physiologiques de base (manger, boire, dormir, éliminer) et aussi d’autres besoins : besoins de présence et d’attention, d’être écouté et accueilli, de faire ensemble, de bouger, de découvrir, d’explorer et d’apprendre, d’autonomie, de pouvoir sur sa vie, etc. (voir l’affiche « Nos principaux besoins » en téléchargement gratuit sur le site des Éditions Pour Penser)
Quand notre enfant a un comportement que nous jugeons inadapté, nous pouvons nous demander quel besoin se manifeste et y répondre. J’ai observé et expérimenté à maintes reprises que le comportement en question disparaît alors, et cela dans la plupart des situations que nous vivons. Je prends l’exemple du retour en voiture à la maison après une journée d’école. Notre enfant va donner des coups de pieds dans notre siège, crier, chercher des noises à son frère, rien ne va… Il a faim et l’état de tension que cela génère le met hors de contrôle. J’identifie son besoin et je viens systématiquement avec quelque chose à manger à la sortie de l’école (et cela quel que soit l’âge de mon enfant).
Pour ma part, je ne sors jamais sans une gourde d’eau, alors que mes enfants ont 9 et 14 ans, et je peux vous dire que cela m’a sorti de nombre de situations qui auraient pu virer au cauchemar !

Parfois, nous identifions quel besoin se manifeste mais nous n’avons pas les moyens d’y répondre dans l’immédiat. Par exemple, mon enfant a soif mais nous n’avons plus d’eau. Je vais alors reconnaître et nommer le besoin et ce que peut ressentir mon enfant : « Tu as très soif ! Tu voudrais de l’eau tout de suite ! On se sent tellement mal quand on a soif et qu’on ne peut pas boire… » et je vais tout mettre en œuvre pour trouver une solution selon le contexte dans lequel nous sommes : « Je regarde les panneaux attentivement et nous nous arrêterons à la prochaine aire d’autoroute. ». Dans ces moments-là, je me prépare également à écouter des émotions qui sont là pour aider mon enfant à guérir de la souffrance générée par le fait que le besoin qui s’exprime ne puisse être satisfait au moment où il s’exprime.

Nul n’a à renoncer à ses besoins. Ce sur quoi nous allons nous limiter, être limité, adultes et enfants, ce sont sur les stratégies, autrement dit les moyens avec lesquels nous répondons à nos besoins. Le défi qui s’offre à nous va alors être celui d’aller à la rencontre de soi et de nos besoins et d’accompagner notre enfant sur ce chemin pour et vers lui-même. Quand nous sommes en désaccord, en conflit, quand nous voudrions voir cesser un comportement de notre enfant que nous jugeons inapproprié, nous allons identifier quel besoin s’exprime pour chacun de nous et trouver une stratégie, un moyen, une solution qui répondra en même temps aux besoins de chacun. Je vais dire non au fait que mon enfant agresse physiquement et verbalement son frère mais je vais dire oui au besoin d’attention ou au besoin de tranquillité qui s’exprime derrière ce comportement agressif.

Me relier à la beauté des besoins qui s’expriment derrière un comportement que je juge inapproprié a transformé ma façon de voir et de vivre l’accompagnement de mes enfants.
Belles explorations !

 

Article publié dans le magazine PEPS n°34 – Dossier « Cadre, règles, limites »